vendredi 20 juillet 2007

Valeur monétaire de la Biodiversité

La biodiversité n’est pas toujours dotée de prix, ce qui conduit les individus à agir par rapport à elle comme si elle était sans valeur. En conséquence, certaines décisions prises ont un impact négatif imprévu sur le bien-être collectif, ou une mauvaise allocation en résulte (destructions ou préventions inutiles de biodiversité). La nécessité de donner un prix à la biodiversité apparaît donc si l’on souhaite corriger cette éventuelle défaillance du marché en utilisant les mécanismes du marché, par des taxes, par la négociation directe, ou par d’autres moyens. Elle peut aussi être utile à chacun pour évaluer correctement le bien-être apporté par la biodiversité, ou à la Justice pour trancher des conflits autour de cette question. Cet article propose donc l’étude des différents types de valeurs que peut revêtir la biodiversité, et la présentation des différentes méthodes qui permettent d’en donner une évaluation monétaire.

Partie I : Les différents types de valeurs de la biodiversité 

Dans la théorie néoclassique, la valeur économique des biens et services se base sur l’utilité, le bien-être qu’ils procurent aux individus. On peut décomposer la valeur économique totale d’un actif naturel en différentes composantes.  

A. Les valeurs d'usage direct

Les valeurs d’usage direct sont celles des produits extraits du milieu naturel.
On peut citer la production de denrées alimentaires, de bois de feu, de racines, de fruits, d’écorces, de fibres et de résines divers. A ces éléments s’ajoute l’usage de la biodiversité comme pool de ressources génétiques ; elle constitue ainsi une matière première pour les industries pharmaceutique et agro-alimentaire, en particulier. Enfin, un paysage peut constituer un cadre à des activités de loisir (le tourisme, tout spécialement), et a donc aussi une valeur d’usage direct.  

B. Les valeurs d'usage indirect

Les valeurs d’usage indirect renvoient aux services fournis par le milieu naturel, aux fonctions écologiques assurées.
Ces services sont, principalement, l’absorption des déchets, la protection des sols, le filtrage de l’eau. On peut ajouter le rôle joué par la biodiversité dans les grands équilibres de la biosphère.  

C. La valeur d'option

La valeur d’option reflète une valeur future incertaine de l’actif. Les usages futurs étant incertains, la valeur d’option correspond à la prime de risque payée pour se garantir un plus grand choix de consommation à l’avenir. Il est à noter que cette valeur peut être positive ou négative : la valeur d’option est la différence entre l’évaluation ex ante de la variation future du bien-être (aussi appelée prix d’option) avec l’évaluation ex post (espérance mathématique). Elle est difficile à évaluer étant donné que les agents ne peuvent exprimer que des prix d’option.
Ainsi, en 1964, B. Weisbrod s’appuie sur l’exemple de la création d’un parc naturel : « Il y a des individus qui anticipent d’acheter le bien (de visiter le parc) dans l’avenir mais qui ne l’achèteront pas (qui ne le visiteront pas). Cependant, ils se comportent de façon économiquement rationnelle en acceptant de payer un certain prix pour l’option de consommer le bien dans l’avenir. » 

D. La valeur de quasi-option

La valeur de quasi-option est l’estimation du bénéfice à attendre du report du projet. Elle correspond à peu près à la valeur de l’information : reporter le projet permettra d’obtenir des informations supplémentaires sur les conséquences écologiques et économiques ; par ailleurs, dans l’intervalle, une modification qui rendra le projet moins nécessaire pourra intervenir. Cette valeur doit être comparée aux coûts de report du projet.
On peut donner l’exemple de la disparition de toutes les espèces d’une forêt. Comme toutes les espèces animales et végétales n’ont pas été étudiées, il serait possible de découvrir de nouveaux usages à l’avenir. Ainsi, le report de la décision de destruction permet l’éventualité de nouvelles découvertes scientifiques valorisantes.  

E. Les valeurs symboliques

Une valeur symbolique est attribuée à certaines espèces, indépendamment de tout usage, en raison de certaines caractéristiques.
B. Kristöm, en 2001, donne l’exemple des « arbres-mammouths » géants découverts dans l’Ouest des Etats-Unis vers 1850, dont on a découvert qu’ils étaient plus vieux que le Colisée de Rome, et qui sont devenus le symbole de la république américaine et de sa démocratie.  

F. Les valeurs de non-usage, ou valeurs intrinsèques

Ces valeurs proviennent de la satisfaction procurée à un individu par le fait de savoir qu’une chose ou un état de fait désirable existe. Elles sont aussi appelées valeurs d’usage passif. Elles sont liées à des considérations extra économiques telles que la justice, l’équité par rapport aux générations futures ou le respect de la nature. Ce sont elles qui sont souvent invoquées pour justifier des mesures de protection pour des espèces charismatiques ou des sites naturels connus.
On distingue la valeur de legs, qui est l’utilité tirée du fait de transmettre un patrimoine aux générations futures, en vue ou non d’une utilisation, et la valeur d’existence, qui est l’utilité pour un individu de la conservation en vue ou non d’une utilisation à l’avenir. L’expression « valeur intrinsèque » est aussi employée pour désigner une valeur qui serait indépendante des humains ; elle est à rapprocher de la notion de valeur primaire des écosystèmes développée par le courant de l’économie écologique.
Ce type de valeurs est vivement critiqué par certains économistes. P. Milgram (1992), en particulier, leur reproche d’être vide de tout contenu économique, et d’impliquer par conséquent un double comptage dans le calcul de la valeur.  
Pour évaluer les actifs environnementaux, il est nécessaire d’estimer ces différentes composantes, même s’il est parfois difficile de les distinguer les unes des autres et de les évaluer indépendamment.

 

Partie II : Les méthodes d’évaluation de la valeur de la biodiversité

A. Préliminaire : la notion de consentement à payer  

Dans le cadre de l’analyse microéconomique classique, on cherche à estimer la valeur attribuée subjectivement par les agents à une modification de leur environnement. C’est la valeur marginale qui est considérée. L’objectif est donc une évaluation monétaire de la variation de bien-être.
Ce type d’analyse suppose que les consommateurs ont des préférences bien établies entre les différents états du monde dans lequel ils vivent.  

Consentement à payer et consentement à recevoir

Supposons que le bien-être dépende positivement à la fois de la consommation d’un bien agrégé marchand x et de la qualité de l’environnement E. Pour une contrainte de revenu fixée, la quantité de bien consommée est constante, mais l’utilité est plus grande si E augmente. Cette variation de bien-être peut être évaluée de deux manières.
La variation de revenu équivalente est celle qui serait nécessaire pour que l’individu atteigne le même niveau de bien-être sans modification de la qualité de l’environnement. En cas d’amélioration, c’est le Consentement à Recevoir (CAR) : somme que l’individu serait prêt à accepter pour que l’amélioration de l’environnement ne se produise pas.
La variation de revenu compensatoire est celle qui serait nécessaire pour que l’individu conserve son niveau de bien-être initial, malgré la variation de la qualité de l’environnement (elle est négative en cas d’amélioration). En cas d’amélioration, c’est le Consentement à Payer (CAP) : l’individu est prêt à payer toute somme qui lui serait inférieure ou égale pour obtenir cette qualité de l’environnement (sans perte de bien-être).  

L'écart entre CAP et CAR

On constate que quelle que soit la modification de la qualité de l’environnement, le CAP est inférieur au CAR. Cela est dû en particulier aux effets revenu et substitution engendré par la variation de la qualité de l’environnement. L’écart serait nul s’il y avait substituabilité parfaite entre biens marchands et services des actifs environnementaux, et il serait infini si la substituabilité était nulle (en effet, alors, rien ne pourrait remplacer la perte).
En pratique, on choisit généralement d’évaluer le CAP, c’est-à-dire la variation de revenu compensatoire en cas d’amélioration, et la variation de revenu équivalente en cas de détérioration. Deux raisons sont à l’origine de ce choix. Théoriquement, d’une part, le CAP donne une valeur minimale de la variation de bien-être à évaluer, ce qui permet de défendre sa crédibilité, dans le cadre d’une action en justice, par exemple, où des dommages et intérêts seraient demandés. Empiriquement, d’autre part, l’écart entre CAP et CAR est aggravé par le fait que les agents ont tendance à valoriser davantage toute perte de bien-être que les gains équivalents, et toute réduction de leurs pertes que les réductions de gains envisageables.
Cependant, un tel choix est contesté : rien ne justifie d’écarter le CAR sous prétexte qu’il est très fort, voire infini.  

B. Les méthodes d'évaluation directe  

Avec préférences révélées

Sur le marché réel

L’évaluation par le changement de productivité consiste à considérer le fait qu’une variation de la qualité de la biodiversité a un impact direct sur la production par les agents économiques de biens et services marchands. Par exemple, la disparition du couvert forestier aurait un impact sur la qualité des sols, et donc sur le niveau de production agricole.
Les dépenses de protection permettent aussi de donner une valeur monétaire à certains actifs environnementaux, par l’estimation des dépenses réelles de protection contre la dégradation de l’environnement. Il en est ainsi de l’achat de bouteilles d’eau pour compenser la dégradation de la qualité de l’eau du robinet.
Enfin, on peut évaluer la valeur d’un actif en mesurant celles de biens qui lui sont substituables. C’est possible par exemple avec les Produits Forestiers Non Ligneux (PFNL) : fruits, gommes et résines, huiles, fibres.

Sur un marché reconstitué

La méthode des prix hédonistes consiste à déterminer la mesure dans laquelle la variation des prix de marché est expliquée par la variation du niveau de l’environnement. On peut s’appuyer en particulier sur le prix des maisons, ou le prix des médicaments intégrant des principes actifs naturels.  

Avec préférences exprimées sur un marché fictif : la méthode de l'évaluation contingente

La méthode de l’évaluation contingente consiste à placer les individus sur le marché fictif du bien à évaluer pour connaître leurs préférences individuelles. On demande aux individus la valeur qu’ils accordent à une altération d’un élément de la biodiversité, généralement sous la forme d’un montant maximal à payer pour obtenir ou conserver celui-ci. C’est la technique des enchères. La valeur totale est alors le produit du montant moyen avec la taille de la population pertinente. On peut aussi employer des techniques référendaires : l’agent accepte ou refuse un prix proposé, dans le cadre d’un scénario qui lui a été proposé.  

C. Méthodes d'évaluation indirecte

Dans le cadre de la méthode dose-effet, on évalue monétairement la variation de la qualité ou de la quantité des actifs environnementaux en observant les conséquences physiques que ce changement entraîne. Cette méthode s’applique par exemple au réchauffement climatique.
Enfin, on peut estimer la valeur d’un actif naturel à partir du coût à supporter pour le remplacer par du capital artificiel. C’est la méthode des coûts de remplacement, qui s’applique en particulier aux ressources médicales traditionnelles, en s’appuyant sur le prix des médicaments. 
Les limites générales de ces méthodes sont liées au choix technique d’évaluation économique, au choix des hypothèses d’application de ces techniques, au choix du taux d’actualisation, et au fait que l’évaluation des bénéfices est toujours partielle.
Par ailleurs, on peut souligner certaines limites culturelles : ce type d’approche est difficilement compatible avec des sociétés où les mécanismes marchands ne sont pas prédominants dans l’usage des ressources. De plus, il est difficile d’appréhender les interactions multiformes qui s’établissent entre les acteurs et leur milieu.
  

Partie III : « Combien êtes-vous prêt à payer pour les services rendus par les écosystèmes de la planète ? »  

L’équipe de Robert Costanza a publié en 1997, dans la revue Nature, un article visant à donner une évaluation monétaire des services rendus à l’humanité par les écosystèmes de la planète, en se basant sur des études partielles effectuées antérieurement, et en y ajoutant quelques calculs nouveaux.
Pour ce faire, ils ont étudié 16 types d’écosystèmes (de la haute mer à la ville), et 17 types de services : la régulation des gaz, du climat, de l’eau, la capacité de résilience, l’offre d’eau, le contrôle de l’érosion, la formation des sols, le cycle des nutriments, le traitement des déchets, la pollinisation, le contrôle biologique, l’habitat des espèces, la production de nourriture, les matériaux bruts, les ressources génétiques, le divertissement, la fonction de support de culture.
Ils soulignent bien l’impossibilité de donner un prix aux écosystèmes par eux-mêmes : sans eux, il n’y aurait pas de vie sur Terre, leur valeur est donc infinie. En fait, on considère la variation de bien-être correspondant à une variation du service rendu.
Les méthodes d’évaluation utilisées sont principalement basées sur le CAP d’échantillons de populations concernées. Toutes ces estimations sont converties en dollars US par hectare et par an (US$/ha/an) en utilisant notamment l’indice des prix à la consommation des Etats-Unis. Certaines valeurs ont été converties en utilisant le ratio du PIB par habitant à parités de pouvoir d’achat du pays d’origine comparé à celui des Etats-Unis, pour compenser les effets des différences de revenu. De préférence, ils ont utilisé des intervalles pour estimer les valeurs, en relevant les estimations les plus faibles et les plus élevées relevées dans la littérature, ainsi que des valeurs moyennes.
Ces calculs conduisent à une valeur annuelle des services rendus par les écosystèmes de la planète comprise entre 16 et 54 mille milliards de dollars US, avec une moyenne de 33000 milliards, à comparer à un PNB mondial de 18000 milliards de dollars US par an (d’après l’article).
Ce chiffre s’appuie sur l’ensemble des études existantes, et l’article met en évidence certains domaines où les informations manquent. Pour cette raison, cette estimation est considérée comme minimale : les données supplémentaires mettront en évidence d’autres services. Par ailleurs, la dégradation des écosystèmes conduira à l’augmentation de leur valeur, sous l’effet de la rareté.
  

Conclusion

En soi, parce qu’elle est la condition nécessaire à la vie sur Terre, la valeur de la biodiversité est infinie. Cependant, il est nécessaire, pour faire des choix, d’évaluer la valeur marginale des services qu’elle offre à l’homme, de manière directe ou indirecte, dans le présent ou dans l’avenir.
Il existe de nombreuses méthodes d’évaluation de ces services rendus, chacune étant plus ou moins adaptée aux différentes composantes de la valeur de la biodiversité. Cependant, toutes se heurtent à des difficultés liées au manque de connaissances (on ne connaît pas tous les services que nous procurera la biodiversité à l’avenir) et au manque d’information du public (ce qui perturbe les signaux économiques qu’il peut envoyer).
Malgré ces limites, on sait d’ores et déjà que la valeur monétaire des services issus de la biodiversité n’est absolument pas négligeable : elle pourrait être bien supérieure au PNB mondial.
Ces études donnent donc des pistes pour estimer la valeur monétaire de la biodiversité.  

Bibliographie
Ouvrages utilisés :
Aubertin Catherine, Vivien Franck-Dominique, Les Enjeux de la biodiversité, Economica, 1998 ; chapitre IV, partie 2, pages 69 à 79 : « L’évaluation économique de la biodiversité ».
Beaumais Olivier, Chinoleu-Assouline Mireille, Economie de l’environnement, Bréal, 2001 ; pages 47 à 77 : « Les méthodes de monétarisation des effets externes ».
Costanza Robert et al., « The value of the world’s ecosystem services and natural capital », in Nature, 1997, vol. 387, 15 mai 1997, pages 253 à 260.
Lescuyer Guillaume, « Evaluation économique de la biodiversité : forces et faiblesse », présentation d’avril 2003, disponible sur http://www.iepf.org.
Autres ouvrages d’intérêt :
Boisvert Valérie, Vivien Franck-Dominique, « Les ONG dans le champ de la biodiversité : une perspective économique », in ONG et biodiversité, coordination Aubertin Catherine, IRD Editions, 2005, pages 123 à 144.
Khazri Olfa, Pierre Lasserre, « L’état vierge : un support de la mesure de la biodiversité », in Vertigo, vol. 5, n°3, décembre 2004.