La biodiversité n’est pas toujours dotée de prix, ce qui conduit les
individus à agir par rapport à elle comme si elle était sans valeur. En
conséquence, certaines décisions prises ont un impact négatif imprévu
sur le bien-être collectif, ou une mauvaise allocation en résulte
(destructions ou préventions inutiles de biodiversité).
La nécessité de donner un prix à la biodiversité apparaît donc si l’on
souhaite corriger cette éventuelle défaillance du marché en utilisant
les mécanismes du marché, par des taxes, par la négociation directe, ou
par d’autres moyens. Elle peut aussi être utile à chacun pour évaluer
correctement le bien-être apporté par la biodiversité, ou à la Justice
pour trancher des conflits autour de cette question.
Cet article propose donc l’étude des différents types de valeurs que
peut revêtir la biodiversité, et la présentation des différentes
méthodes qui permettent d’en donner une évaluation monétaire.
Partie I : Les différents types de valeurs de la biodiversité
Dans la théorie néoclassique, la
valeur économique des biens et services se base sur l’utilité, le
bien-être qu’ils procurent aux individus. On peut décomposer la
valeur économique totale d’un actif naturel en différentes composantes.
A. Les valeurs d'usage direct
Les valeurs d’usage direct sont celles
des produits extraits du milieu naturel.
On peut citer la production de denrées
alimentaires, de bois de feu, de racines, de fruits, d’écorces, de
fibres et de résines divers. A ces éléments s’ajoute l’usage
de la biodiversité comme pool de ressources génétiques ; elle
constitue ainsi une matière première pour les industries pharmaceutique
et agro-alimentaire, en particulier. Enfin, un paysage peut constituer
un cadre à des activités de loisir (le tourisme, tout spécialement),
et a donc aussi une valeur d’usage direct.
B. Les valeurs d'usage indirect
Les valeurs d’usage indirect renvoient
aux services fournis par le milieu naturel, aux fonctions écologiques
assurées.
Ces services sont, principalement,
l’absorption des déchets, la protection des sols, le filtrage de
l’eau. On peut ajouter le rôle joué par la biodiversité dans les
grands équilibres de la biosphère.
C. La valeur d'option
La valeur d’option reflète une
valeur future incertaine de l’actif. Les usages futurs étant
incertains, la valeur d’option correspond à la prime de risque payée
pour se garantir un plus grand choix de consommation à l’avenir.
Il est à noter que cette valeur peut être positive ou négative : la
valeur d’option est la différence entre l’évaluation ex ante
de la variation future du bien-être (aussi appelée prix d’option)
avec l’évaluation ex post (espérance mathématique). Elle
est difficile à évaluer étant donné que les agents ne peuvent exprimer
que des prix d’option.
Ainsi, en 1964, B. Weisbrod s’appuie
sur l’exemple de la création d’un parc naturel : « Il y a des individus
qui anticipent d’acheter le bien (de visiter le parc) dans l’avenir
mais qui ne l’achèteront pas (qui ne le visiteront pas). Cependant,
ils se comportent de façon économiquement rationnelle en acceptant
de payer un certain prix pour l’option de consommer le bien dans l’avenir. »
D. La valeur de quasi-option
La valeur de quasi-option est l’estimation
du bénéfice à attendre du report du projet. Elle correspond
à peu près à la valeur de l’information : reporter le projet
permettra d’obtenir des informations supplémentaires sur les conséquences
écologiques et économiques ; par ailleurs, dans l’intervalle, une
modification qui rendra le projet moins nécessaire pourra intervenir.
Cette valeur doit être comparée aux coûts de report du projet.
On peut donner l’exemple de la disparition
de toutes les espèces d’une forêt. Comme toutes les espèces animales
et végétales n’ont pas été étudiées, il serait possible de découvrir
de nouveaux usages à l’avenir. Ainsi, le report de la décision de
destruction permet l’éventualité de nouvelles découvertes scientifiques
valorisantes.
E. Les valeurs symboliques
Une valeur symbolique est attribuée
à certaines espèces, indépendamment de tout usage, en raison de certaines
caractéristiques.
B. Kristöm, en 2001, donne l’exemple
des « arbres-mammouths » géants découverts dans l’Ouest des Etats-Unis
vers 1850, dont on a découvert qu’ils étaient plus vieux que le
Colisée de Rome, et qui sont devenus le symbole de la république américaine
et de sa démocratie.
F. Les valeurs de non-usage, ou valeurs intrinsèques
Ces valeurs proviennent de la satisfaction
procurée à un individu par le fait de savoir qu’une chose ou
un état de fait désirable existe. Elles sont aussi appelées
valeurs d’usage passif. Elles sont liées à des considérations
extra économiques telles que la justice, l’équité par rapport aux
générations futures ou le respect de la nature. Ce sont elles qui
sont souvent invoquées pour justifier des mesures de protection pour
des espèces charismatiques ou des sites naturels connus.
On distingue la valeur de legs,
qui est l’utilité tirée du fait de transmettre un patrimoine aux
générations futures, en vue ou non d’une utilisation, et la valeur
d’existence, qui est l’utilité pour un individu de la conservation
en vue ou non d’une utilisation à l’avenir. L’expression « valeur
intrinsèque » est aussi employée pour désigner une valeur qui
serait indépendante des humains ; elle est à rapprocher de la notion
de valeur primaire des écosystèmes développée par le courant
de l’économie écologique.
Ce type de valeurs est vivement critiqué
par certains économistes. P. Milgram (1992), en particulier, leur reproche
d’être vide de tout contenu économique, et d’impliquer par conséquent
un double comptage dans le calcul de la valeur.
Pour évaluer les actifs environnementaux,
il est nécessaire d’estimer ces différentes composantes, même s’il
est parfois difficile de les distinguer les unes des autres et de les
évaluer indépendamment.
Partie II : Les méthodes d’évaluation de la valeur de la biodiversité
A. Préliminaire : la notion de consentement à payer
Dans le cadre de l’analyse microéconomique
classique, on cherche à estimer la valeur attribuée subjectivement
par les agents à une modification de leur environnement. C’est
la valeur marginale qui est considérée. L’objectif est donc
une évaluation monétaire de la variation de bien-être.
Ce type d’analyse suppose que les
consommateurs ont des préférences bien établies entre les différents
états du monde dans lequel ils vivent.
Consentement à payer et consentement à recevoir
Supposons que le bien-être dépende
positivement à la fois de la consommation d’un bien agrégé marchand
x et de la qualité de l’environnement E. Pour une contrainte
de revenu fixée, la quantité de bien consommée est constante, mais
l’utilité est plus grande si E augmente. Cette variation de
bien-être peut être évaluée de deux manières.
La variation de revenu équivalente
est celle qui serait nécessaire pour que l’individu atteigne le même
niveau de bien-être sans modification de la qualité de l’environnement.
En cas d’amélioration, c’est le Consentement à Recevoir (CAR) :
somme que l’individu serait prêt à accepter pour que l’amélioration
de l’environnement ne se produise pas.
La variation de revenu compensatoire
est celle qui serait nécessaire pour que l’individu conserve son
niveau de bien-être initial, malgré la variation de la qualité de
l’environnement (elle est négative en cas d’amélioration). En
cas d’amélioration, c’est le Consentement à Payer (CAP) :
l’individu est prêt à payer toute somme qui lui serait inférieure
ou égale pour obtenir cette qualité de l’environnement (sans perte
de bien-être).
L'écart entre CAP et CAR
On constate que quelle que soit la
modification de la qualité de l’environnement, le CAP est inférieur
au CAR. Cela est dû en particulier aux effets revenu et substitution
engendré par la variation de la qualité de l’environnement. L’écart
serait nul s’il y avait substituabilité parfaite entre biens marchands
et services des actifs environnementaux, et il serait infini si la substituabilité
était nulle (en effet, alors, rien ne pourrait remplacer la perte).
En pratique, on choisit généralement
d’évaluer le CAP, c’est-à-dire la variation de revenu compensatoire
en cas d’amélioration, et la variation de revenu équivalente en
cas de détérioration. Deux raisons sont à l’origine de ce choix.
Théoriquement, d’une part, le CAP donne une valeur minimale de la
variation de bien-être à évaluer, ce qui permet de défendre sa crédibilité,
dans le cadre d’une action en justice, par exemple, où des dommages
et intérêts seraient demandés. Empiriquement, d’autre part, l’écart
entre CAP et CAR est aggravé par le fait que les agents ont tendance
à valoriser davantage toute perte de bien-être que les gains équivalents,
et toute réduction de leurs pertes que les réductions de gains envisageables.
Cependant, un tel choix est contesté :
rien ne justifie d’écarter le CAR sous prétexte qu’il est très
fort, voire infini.
B. Les méthodes d'évaluation directe
Avec préférences révélées
Sur le marché réel
L’évaluation par le changement
de productivité consiste à considérer le fait qu’une variation
de la qualité de la biodiversité a un impact direct sur la production
par les agents économiques de biens et services marchands. Par exemple,
la disparition du couvert forestier aurait un impact sur la qualité
des sols, et donc sur le niveau de production agricole.
Les dépenses de protection
permettent aussi de donner une valeur monétaire à certains actifs
environnementaux, par l’estimation des dépenses réelles de protection
contre la dégradation de l’environnement. Il en est ainsi de l’achat
de bouteilles d’eau pour compenser la dégradation de la qualité
de l’eau du robinet.
Enfin, on peut évaluer la valeur d’un
actif en mesurant celles de biens qui lui sont substituables.
C’est possible par exemple avec les Produits Forestiers Non Ligneux
(PFNL) : fruits, gommes et résines, huiles, fibres.
Sur un marché reconstitué
La méthode des prix hédonistes
consiste à déterminer la mesure dans laquelle la variation des prix
de marché est expliquée par la variation du niveau de l’environnement.
On peut s’appuyer en particulier sur le prix des maisons, ou le prix
des médicaments intégrant des principes actifs naturels.
Avec préférences exprimées sur un marché fictif : la méthode de l'évaluation contingente
La méthode de l’évaluation contingente
consiste à placer les individus sur le marché fictif du bien à évaluer
pour connaître leurs préférences individuelles. On demande aux individus
la valeur qu’ils accordent à une altération d’un élément de
la biodiversité, généralement sous la forme d’un montant maximal
à payer pour obtenir ou conserver celui-ci. C’est la technique
des enchères. La valeur totale est alors le produit du montant
moyen avec la taille de la population pertinente. On peut aussi employer
des techniques référendaires : l’agent accepte ou refuse un
prix proposé, dans le cadre d’un scénario qui lui a été proposé.
C. Méthodes d'évaluation indirecte
Dans le cadre de la méthode dose-effet,
on évalue monétairement la variation de la qualité ou de la quantité
des actifs environnementaux en observant les conséquences physiques
que ce changement entraîne. Cette méthode s’applique par exemple
au réchauffement climatique.
Enfin, on peut estimer la valeur d’un
actif naturel à partir du coût à supporter pour le remplacer par
du capital artificiel. C’est la méthode des coûts de remplacement,
qui s’applique en particulier aux ressources médicales traditionnelles,
en s’appuyant sur le prix des médicaments.
Les limites générales de ces
méthodes sont liées au choix technique d’évaluation économique,
au choix des hypothèses d’application de ces techniques, au choix
du taux d’actualisation, et au fait que l’évaluation des bénéfices
est toujours partielle.
Par ailleurs, on peut souligner certaines
limites culturelles : ce type d’approche est difficilement compatible
avec des sociétés où les mécanismes marchands ne sont pas prédominants
dans l’usage des ressources. De plus, il est difficile d’appréhender
les interactions multiformes qui s’établissent entre les acteurs
et leur milieu.
Partie III : « Combien êtes-vous prêt à payer pour les services rendus par les écosystèmes de la planète ? »
L’équipe de Robert
Costanza a publié en 1997, dans la revue Nature, un article
visant à donner une évaluation monétaire des services rendus à
l’humanité par les écosystèmes de la planète, en se basant
sur des études partielles effectuées antérieurement, et en y ajoutant
quelques calculs nouveaux.
Pour ce faire, ils
ont étudié 16 types d’écosystèmes (de la haute mer à la
ville), et 17 types de services : la régulation des gaz, du climat,
de l’eau, la capacité de résilience, l’offre d’eau, le contrôle
de l’érosion, la formation des sols, le cycle des nutriments, le
traitement des déchets, la pollinisation, le contrôle biologique,
l’habitat des espèces, la production de nourriture, les matériaux
bruts, les ressources génétiques, le divertissement, la fonction de
support de culture.
Ils soulignent bien
l’impossibilité de donner un prix aux écosystèmes par eux-mêmes :
sans eux, il n’y aurait pas de vie sur Terre, leur valeur est donc
infinie. En fait, on considère la variation de bien-être correspondant
à une variation du service rendu.
Les méthodes d’évaluation
utilisées sont principalement basées sur le CAP d’échantillons
de populations concernées. Toutes ces estimations sont converties
en dollars US par hectare et par an (US$/ha/an) en utilisant notamment
l’indice des prix à la consommation des Etats-Unis. Certaines valeurs
ont été converties en utilisant le ratio du PIB par habitant à parités
de pouvoir d’achat du pays d’origine comparé à celui des Etats-Unis,
pour compenser les effets des différences de revenu. De préférence,
ils ont utilisé des intervalles pour estimer les valeurs, en relevant
les estimations les plus faibles et les plus élevées relevées dans
la littérature, ainsi que des valeurs moyennes.
Ces calculs conduisent
à une valeur annuelle des services rendus par les écosystèmes de
la planète comprise entre 16 et 54 mille milliards de dollars US,
avec une moyenne de 33000 milliards, à comparer à un PNB mondial
de 18000 milliards de dollars US par an (d’après l’article).
Ce chiffre s’appuie
sur l’ensemble des études existantes, et l’article met en évidence
certains domaines où les informations manquent. Pour cette raison,
cette estimation est considérée comme minimale : les données supplémentaires
mettront en évidence d’autres services. Par ailleurs, la dégradation
des écosystèmes conduira à l’augmentation de leur valeur, sous
l’effet de la rareté.
Conclusion
En soi, parce qu’elle
est la condition nécessaire à la vie sur Terre, la valeur de la biodiversité
est infinie. Cependant, il est nécessaire, pour faire des choix, d’évaluer
la valeur marginale des services qu’elle offre à l’homme, de manière
directe ou indirecte, dans le présent ou dans l’avenir.
Il existe de nombreuses
méthodes d’évaluation de ces services rendus, chacune étant plus
ou moins adaptée aux différentes composantes de la valeur de la biodiversité.
Cependant, toutes se heurtent à des difficultés liées au manque de
connaissances (on ne connaît pas tous les services que nous procurera
la biodiversité à l’avenir) et au manque d’information du public
(ce qui perturbe les signaux économiques qu’il peut envoyer).
Malgré ces limites,
on sait d’ores et déjà que la valeur monétaire des services issus
de la biodiversité n’est absolument pas négligeable : elle pourrait
être bien supérieure au PNB mondial.
Ces études donnent
donc des pistes pour estimer la valeur monétaire de la biodiversité.
Bibliographie
Ouvrages utilisés
:
Aubertin Catherine,
Vivien Franck-Dominique, Les Enjeux de la biodiversité, Economica,
1998 ; chapitre IV, partie 2, pages 69 à 79 : « L’évaluation économique
de la biodiversité ».
Beaumais Olivier, Chinoleu-Assouline
Mireille, Economie de l’environnement, Bréal, 2001 ; pages
47 à 77 : « Les méthodes de monétarisation des effets externes ».
Costanza Robert
et al., « The value of the world’s ecosystem services and natural
capital », in Nature, 1997, vol. 387, 15 mai 1997, pages 253
à 260.
Lescuyer Guillaume,
« Evaluation économique de la biodiversité : forces et faiblesse »,
présentation d’avril 2003, disponible sur http://www.iepf.org.
Autres ouvrages
d’intérêt :
Boisvert Valérie,
Vivien Franck-Dominique, « Les ONG dans le champ de la biodiversité :
une perspective économique », in ONG et biodiversité, coordination
Aubertin Catherine, IRD Editions, 2005, pages 123 à 144.
Khazri Olfa, Pierre
Lasserre, « L’état vierge : un support de la mesure de la biodiversité »,
in Vertigo, vol. 5, n°3, décembre 2004.